J'ai dévalé les montagnes
Je me suis laissée emportée par la pente des montagnes et j'ai rejoint la plaine, mon chez moi plein d'eau, l'horizon à perte de vue. Je suis heureuse des trois jours que je viens de passer en Haute-Savoie, tout près de la frontière franco-suisse, cernée par les glaciers. Il a fallu encore m'arracher, pourtant, au départ, pour quitter ma maison, aller à la rencontre des autres. Cette fois-ci, j'ai rencontré essentiellement des lycéens de seconde (huit classes), tous nés en 1994, à part quelques exceptions.
Nés en 1994, ce n'est pas n'importe quelle date de naissance. Ils ont vu le jour l'année du génocide des Tutsi au Rwanda. Avant de lire mon roman "Bienvenue à Goma", ils n'avaient jamais entendu parler de ce qui s'est passé au coeur de l'Afrique des Grands Lacs cette année-là.
A chaque fois, avant de commencer, ou en cours de route, je redéfinis clairement ce que signifie le mot "génocide".
Je m'attache aussi à leur expliquer qu'à leur âge, j'ai été très marquée par la Shoah, par le film "Nuit et Brouillard" et que je croyais fortement à cette idée du "Plus jamais ça".
Ici, à la frontière suisse, ce que je leur dis sur le génocide des Juifs a une résonnance particulière.
Ainsi, à Ville-la-GrandVille-la-Grand, un des murs d'enceinte du lycée Saint-François Juvenat donne sur la Suisse. Pendant la deuxième Guerre mondiale, le père Louis Favre (fusillé par les Allemands), le père Gilbert Pernoud et le frère Raymond Boccard ont aidé plus de 2000 clandestins à rejoindre ce pays. Plus tard, ils ont été élevés au rang de "Juste parmi les Nations".
Dans la plaquette que le lycée Saint-François Juvenat a publié pour raconter leur histoire, je lis un poème d'Aragon qui me touche :
Tu peux vivre tu peux vivre
Tu peux vivre comme nous
Dis le mot qui te délivre
Et tu peux vivre à genoux
(Ballade de celui qui chanta dans les supplices)
Au lycée des Glières d'Annemasse, la résistance est un mot qui a du sens. Le plateau des Glières fut un haut lieu de la résistance et depuis, chaque année, des témoins de cette époque viennent raconter aux lycéens ce qu'a été leur jeunesse à cette époque-là. Cette année encore, il y a deux semaine à peine, Stéphane Hessel et Raymond Aubrac y ont encore appelé à poursuivre le combat des résistants. Résister reste une nécessité absolue, même aujourd'hui.
J'explique aux lycéens que ce qui s'est passé au Rwanda en 1994 ne nous est pas étranger. Je leur dis aussi que plus je lis des témoignages, des livres sur le génocide des Tutsi et plus je comprends la nécessité de rester vigilant. Ici, en France et ailleurs, l'être humain peut basculer et qu'il est donc important de mettre en place des structures politiques, sociales, culturelles susceptibles de lui éviter ce genre de bascule.
Des élèves d'une des classes que je rencontre au lycée Saint-François ont écrit des monologues à partir de photos des reporters que je cite dans mon roman ou à partir de photos du Rwanda. Un travail obligatoire qui n'a pas été trop pénible à faire pour eux, visiblement. Ils lisent leurs textes à haute voix et j'avoue que cela m'émeut. Je note les mots : pourriture, rage, désespoir, colère, entaillé, étincelle, cadavres, torture, foudre, silence, abandon, artificiel, horrible". J'ai tout de suite envie de leur demander ce qu'ils ont ressenti en écrivant ces textes. La plupart ont réalisé la portée des mots qu'ils ont alignés après-coup, en relisant. Nous parlons des mots, du sens des mots, de leur importance, de la réalité qu'ils abritent. L'un des élèves reconnaît : "on a peut-être utilisé des mots durs, mais ils ne sont pas assez durs pour décrire la réalité".
Toutes ces rencontres sont denses. Les élèves posent des questions qui traduisent des interrogations profondes chez eux. Une prof m'a fait remarquer à l'issue d'une de ces discussions que mon livre a permis de faire de l'histoire, de la philosophie, du français et même de l'éducation civique.
Au lycée de la Sainte-Famille à la Roche-sur-Foron, les filles ont tout organisé elles-mêmes. Elles m'acceuillent avec des boissons et des gâteaux. Nous sommes assises en cercle et nous parlons des informations qui nous submergent à la télé, sur Internet. Comment les comprendre, les mettre en perspective, comment essayer d'avoir l'esprit critique. Certaines d'entre elles me remettent, avec une grande gentillesse, des travaux qu'elles ont réalisés à partir de mon livre. Deux d'entre elles ont imaginé une lettre entre deux personnages du livre, Lucie et Juan. Trois autres ont réalisé un carnet sur les photographes dont je parle dans le roman. Une autre équipe a établi la carte des lieux évoqués. Une quatrième a rassemblé des informations sur le génocide des Tutsi. Je trouve ces adolescentes émouvantes.
Plus tard, au lycée agricole, toujours à la Roche sur Foron, on m'invite à l'apéritif après la rencontre. C'est plutôt sympathique. Partout, je rencontre des documentalistes, des enseignantes (des femmes essentiellement...) engagées dans leur métier, c'est réconfortant.
Après ces deux jours d'intenses rencontres, je participe plus directement au festival du livre jeunesse d'Annemasse. Le club lecture a réalisé un très beau carnet de voyages autour de "Bienvenue à Goma". Je suis touchée, admirative.
Rencontre avec les autres auteurs, tous très sympathiques, avec d'autres lecteurs, le club troisième âge, attentif, énergique curieux. Une dame me dit qu'elle s'est couchée à minuit pour finir mon livre avant de me rencontrer. Elle me dit : "le personnage d'Elsa est tellement vrai. Vous n'avez pas pu l'inventer!" On discute, je lui explique que les personnages sont des constructions, des petits bouts de sédiments accumulés en nous au fil du temps. La dame en conclut qu'Elsa est donc un personnage qui a existé et pas du tout le fruit de mon imagination. Je lui souris. J'aime son élan, sa fougue, son emportement. Une autre me dit qu'elle a lu mon livre par petits bouts, trop dur à digérer. Une jeune femme me confie : "J'avais 20 ans en 1994 et je suis passée à côté du génocide. je ne comprends pas. Comment est-ce possible ?" Elle a une voix douce, un sourire d'ange. Je la rassure. Des gens très avertis ont fait preuve d'aveuglement. Ce n'est pas moi qui le dit. C'est notre président Nicolas Sarkozy qui l'a reconnu au début de l'année lors de son voyage au Rwanda. Mais, ce qui est sûr maintenant, c'est que le génocide des Tutsi au Rwanda, on n'a pas fini d'en parler. Un génocide est un crime imprescriptible. Le temps joue sûrement en faveur de la vérité.