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Zou ! Le blog d'isabelle Collombat
30 mai 2010

J'ai dévalé les montagnes

Je me suis laissée emportée par la pente des montagnes et j'ai rejoint la plaine, mon chez moi plein d'eau, l'horizon à perte de vue. Je suis heureuse des trois jours que je viens de passer en Haute-Savoie, tout près de la frontière franco-suisse, cernée par les glaciers. Il a fallu encore m'arracher, pourtant, au départ, pour quitter ma maison, aller à la rencontre des autres. Cette fois-ci, j'ai rencontré essentiellement des lycéens de seconde (huit classes), tous nés en 1994, à part quelques exceptions.

Nés en 1994, ce n'est pas n'importe quelle date de naissance. Ils ont vu le jour l'année du génocide des Tutsi au Rwanda. Avant de lire mon roman "Bienvenue à Goma", ils n'avaient jamais entendu parler de ce qui s'est passé au coeur de l'Afrique des Grands Lacs cette année-là.

A chaque fois, avant de commencer, ou en cours de route, je redéfinis clairement ce que signifie le mot "génocide".

Je m'attache aussi à leur expliquer qu'à leur âge, j'ai été très marquée par la Shoah, par le film "Nuit et Brouillard" et que je croyais fortement à cette idée du "Plus jamais ça".

Ici, à la frontière suisse, ce que je leur dis sur le génocide des Juifs a une résonnance particulière.

Ainsi, à Ville-la-GrandVille-la-Grand, un des murs d'enceinte du lycée Saint-François Juvenat donne sur la Suisse. lyc_e_annePendant la deuxième Guerre mondiale, le père Louis Favre (fusillé par les Allemands), le père Gilbert Pernoud et le frère Raymond Boccard ont aidé plus de 2000 clandestins à rejoindre ce pays. Plus tard, ils ont été élevés au rang de "Juste parmi les Nations".

Dans la plaquette que le lycée Saint-François Juvenat a publié pour raconter leur histoire, je lis un poème d'Aragon qui me touche :

Tu peux vivre tu peux vivre

Tu peux vivre comme nous

Dis le mot qui te délivre

Et tu peux vivre à genoux

(Ballade de celui qui chanta dans les supplices)

Au lycée des Glières d'Annemasse, la résistance est un mot qui a du sens. Le plateau des Glières fut un haut lieu de la résistance et depuis, chaque année, des témoins de cette époque viennent raconter aux lycéens ce qu'a été leur jeunesse à cette époque-là. Cette année encore, il y a deux semaine à peine, Stéphane Hessel et Raymond Aubrac y ont encore appelé à poursuivre le combat des résistants. Résister reste une nécessité absolue, même aujourd'hui.

J'explique aux lycéens que ce qui s'est passé au Rwanda en 1994 ne nous est pas étranger. Je leur dis aussi que plus je lis des témoignages, des livres sur le génocide des Tutsi et plus je comprends la nécessité de rester vigilant. Ici, en France et ailleurs, l'être humain peut basculer et qu'il est donc important de mettre en place des structures politiques, sociales, culturelles susceptibles de lui éviter ce genre de bascule.

Des élèves d'une des classes que je rencontre au lycée Saint-François ont écrit des monologues à partir de photos des reporters que je cite dans mon roman ou à partir de photos du Rwanda. Un travail obligatoire qui n'a pas été trop pénible à faire pour eux, visiblement. Ils lisent leurs textes à haute voix et j'avoue que cela m'émeut. Je note les mots : pourriture, rage, désespoir, colère, entaillé, étincelle, cadavres, torture, foudre, silence, abandon, artificiel, horrible". J'ai tout de suite envie de leur demander ce qu'ils ont ressenti en écrivant ces textes. La plupart ont réalisé la portée des mots qu'ils ont alignés après-coup, en relisant. Nous parlons des mots, du sens des mots, de leur importance, de la réalité qu'ils abritent. L'un des élèves reconnaît : "on a peut-être utilisé des mots durs, mais ils ne sont pas assez durs pour décrire la réalité".

Toutes ces rencontres sont denses. Les élèves posent des questions qui traduisent des interrogations profondes chez eux. Une prof m'a fait remarquer à l'issue d'une de ces discussions que mon livre a permis de faire de l'histoire, de la philosophie, du français et même de l'éducation civique.

carte_anneAu lycée de la Sainte-Famille à la Roche-sur-Foron, les filles ont tout organisé elles-mêmes. Elles m'acceuillent avec des boissons et des gâteaux. Nous sommes assises en cercle et nous parlons des informations qui nous submergent à la télé, sur Internet. Comment les comprendre, les mettre en perspective, comment essayer d'avoir l'esprit critique. Certaines d'entre elles me remettent, avec une grande gentillesse, des travaux qu'elles ont réalisés à partir de mon livre. Deux d'entre elles ont imaginé une lettre entre deux personnages du livre, Lucie et Juan. Trois autres ont réalisé un carnet sur les photographes dont je parle dans le roman. Une autre équipe a établi la carte des lieux évoqués. Une quatrième a rassemblé des informations sur le génocide des Tutsi. Je trouve ces adolescentes émouvantes.

photo_annedepar_annelettre_anne

Plus tard, au lycée agricole, toujours à la Roche sur Foron, on m'invite à l'apéritif après la rencontre. C'est plutôt sympathique. Partout, je rencontre des documentalistes, des enseignantes (des femmes essentiellement...) engagées dans leur métier, c'est réconfortant.

affiche_anneAprès ces deux jours d'intenses rencontres, je participe plus directement au festival du livre jeunesse d'Annemasse. Le club lecture a réalisé un très beau carnet de voyages autour de "Bienvenue à Goma". Je suis touchée, admirative.

carnet_annem

elsa_anne

Rencontre avec les autres auteurs, tous très sympathiques, avec d'autres lecteurs, le club troisième âge, attentif, énergique curieux. Une dame me dit qu'elle s'est couchée à minuit pour finir mon livre avant de me rencontrer. Elle me dit : "le personnage d'Elsa est tellement vrai. Vous n'avez pas pu l'inventer!" On discute, je lui explique que les personnages sont des constructions, des petits bouts de sédiments accumulés en nous au fil du temps. La dame en conclut qu'Elsa est donc un personnage qui a existé et pas du tout le fruit de mon imagination. Je lui souris. J'aime son élan, sa fougue, son emportement. Une autre me dit qu'elle a lu mon livre par petits bouts, trop dur à digérer. Une jeune femme me confie : "J'avais 20 ans en 1994 et je suis passée à côté du génocide. je ne comprends pas. Comment est-ce possible ?" Elle a une voix douce, un sourire d'ange. Je la rassure. Des gens très avertis ont fait preuve d'aveuglement. Ce n'est pas moi qui le dit. C'est notre président Nicolas Sarkozy qui l'a reconnu au début de l'année lors de son voyage au Rwanda. Mais, ce qui est sûr maintenant, c'est que le génocide des Tutsi au Rwanda, on n'a pas fini d'en parler. Un génocide est un crime imprescriptible. Le temps joue sûrement en faveur de la vérité.

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Commentaires
G
Vos rencontres et discussions au festival du Livre Jeunesse d'Annemasse sont effectivement enrichissantes. Elles soulèvent, surtout, deux questions essentielles, à mon sens, sur le regard que nous portons au monde et aux événements contemporains.<br /> <br /> Celui-ci est tributaire, d'une part, de l'éclairage que nous donnent les médias sur le déroulement de ces événements. D'où la responsabilité, en premier lieu, des journalistes, des reporters et de leur rédaction dans la perception qu'a le grand public des événements lointains, par exemple. C'est ce qu'a tenté d'expliquer Jean-Christophe Klotz dans son film sur le Rwanda.<br /> <br /> D'autre part, cependant, il y a aussi la disposition de chacun, en tant que citoyen, à s'ouvrir au monde, à prêter attention aux événements, parfois dramatiques, qui se déroulent hors de sa zone d'intérêt habituel. L'exemple de cette dame, Isabelle, qui vous aborde en disant: "J'avais 20 ans en 1994 et pourtant je suis passé à côté de ce génocide des Tutsi".<br /> <br /> Cela n'a rien d'étonnant. Je me rappelle qu'à l'époque nos journaux avaient des pleines pages sur le conflit en ex-Yougoslavie. A peine quelques paragraphes sur la tragédie des massacres au Rwanda, une fois l'évacuation des expatriés occidentaux assurée par les troupes francaises et belges, durant la première semaine du génocide. La guerre dans les Balcans, qui a duré plus de cinq ans, n'a pas fait la moitié des victimes du million de morts au Rwanda sur une période de 3 mois.<br /> <br /> Aujourd'hui encore, vous rencontrerez en France des gens qui se souviennent plus de l'épuration ethnique en ex-Yougoslavie, au Kosovo, par exemple, que de l'extermination des Tutsi au Rwanda. Cela se produisait, non pas sur le territoire européen, mais au fin fond de l'Afrique des Grands Lacs. Ni l'OTAN, ni les grandes puissances n'ont levé le petit doigt pour y mettre fin. La France seule a réagi, avec l'opération Turquoise. Mais avec plus de deux mois de retard. C'est à dire quand l'oeuvre d'extermination était pratiquement accomplie. Et c'est seulement avec le débarquement de Turquoise à Goma que les grands médias occidentaux ont commencé à parler de la tragédie humanitaire, consécutive à la guerre civile au Rwanda.
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L
Merci d'être venue partager au Festival du Livre Jeunesse d'Annemasse, avec nous tous, ce très beau roman. Un acte de résistance contre l'oubli de ce drame au Rwanda.
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