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Zou ! Le blog d'isabelle Collombat
21 novembre 2017

Les personnages qui t'accrochent

 

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L'autre soir, lors d'une soirée lecture en duo avec Bruno Doucey au centre d'hébergement d'urgence du Teil en Ardèche, dans le cadre de la Résidence Résistance avec "Ceux qui ont dit non" (Actes sud Junior) j'ai lu un extrait de mon reccueil de nouvelles PARTIR, les petits voisins de Lulu. Lulu, c'est le genre de personnages que tu inventes, mélange d'autres qui existent vraiment qui ne te quitte jamais. Tu vis avec. Cette nouvelle raconte la rencontre entre une ado de 14 ans et Lulu qui pourrait être son arrière grand-mère.

Le jour où nous nous sommes rencontrées, Lulu et moi, j’errais au hasard après le collège, frottant mes semelles contre le macadam. J’étais malheureuse. En fait, ce n’est pas moi qui ai utilisé ce mot. Je n’avais aucun vocabulaire à répandre sur ma plaie. Je m’étais mise en boule sur le banc, enroulée autour d’idées lugubres, quand j’ai entendu sa voix à côté de moi.

- Qu’est-ce qui te rend si malheureuse ?

Je me croyais seule au monde, à l’abri sous le châtaignier qui étend le bout de ses branches au-dessus du banc. Je n’avais pas osé lever la tête vers elle. Elle n’avait pas insisté. Son silence m’avait intriguée. J’avais déplié ma nuque et extirpé mon nez de la moiteur de mon corps recroquevillé. J’avais vu une grosse doudoune noire et, juste au-dessus, une tignasse blanche ébouriffée et le visage parcheminé et lumineux d’une femme âgée. J’avais tout de suite été frappée par cette sensation que j’éprouvais en la regardant, comme si je faisais face à un horizon dégagé, accumulant des strates de ciel bleu, éclairé tantôt par les remous du fleuve, tantôt par les pâturages fluorescents ou l’écume des arbres. On n’avait pas parlé, juste accepté d’être l’une à côté de l’autre (...)

Puis l'ado et la vielle dame se revoient. L'ado est bien embêtée. Elle doit écrire un récit de voyage pour son cours de français. Mais elle n'a jamais voyagé. Lulu promet de lui raconter le sien. L'ado décide de la filmer.

 - Je suis Lucienne, la bressanne, dite « Lulu ».

Elle commence. La lumière rouge clignote sur l’écran de la caméra.

- Mon pays est ici, à deux pas, dans la campagne vallonnée qui élève les poulets dans les près. Mes petits voisins m’appellent le plus souvent « mémé ». Je suis la grand-mère adoptée, la mémé d’à côté.(…) Il n’y a rien d’officiel entre nous, mes petits voisins, comme je les désigne parce que je suis bien plus âgée qu’eux, et moi. Pas le moindre bout de papier, aucun engagement écrit paraphé devant notaire. Ce qui nous lie est invisible à l’œil nu. Ce qui nous tient laisse des traces dans nos cœurs.  Je serais d’ailleurs bien incapable d’expliquer à quoi tiennent ces liens entre nous. A la terre d’ici, noire et fertile, pleine d’alluvions ? Au pont qui enjambe la Saône ? A un sourire ? A cette détresse que nous laissons parfois affleurer d’un mot, d’un geste, mais qu’ils camouflent, eux, à la perfection? (…) Tu me croiras ou pas, la première fois, il y a vingt ans, je n’ai pas vraiment réalisé que mes petits voisins, venaient de loin, d’Asie. Pour moi, ils avaient quitté un bloc de HLM à deux rues d’ici et ils s’installaient dans une petite maison à deux portes de la mienne, parallèle au fleuve, juste derrière la première ligne des habitations en bord de rivière. Je me fiche éperdument qu’ils soient du Cambodge, du Laos ou d’ailleurs. L’exotisme ne me fait pas rêver. Ces vacances que se payent les gens aujourd’hui, à quelques heures d’avion ne me tentent pas. Les pays qui défilent, les billets à bas prix, je n’ai pas connu ça. J’aime les gens avec qui on peut causer et parfois se taire aussi sans se gêner. Mes petits voisins ne sont pas bavards. Ils ne sont pas bruyants non plus. La première fois, je les ai aperçus de ma fenêtre. Le père, une grosse plante verte dans les bras. La mère, ses petits au bout des doigts. J’étais ébahie. Ils avaient déjà réparé, nettoyé, emménagé et je n’avais rien entendu. Je leur ai souhaité la bienvenue, sincèrement parce que je ne suis pas faite autrement, moi qui viens de la campagne, et qu’à mon âge, j’ai quand même plus de 85 ans, on ne se refait pas, j’ai l’habitude de saluer les gens. J’ai tout de suite remarqué quelque chose de pas commun au fond de leurs yeux. Certains appelleront cela une distance. D’autres évoqueront une muraille. Mais moi, mémé, je sais ce qu’est la vie. J’ai bossé, j’ai trimé. J’ai grandi, tout près d’ici, dans une ferme où on travaillait tous les jours même le septième quand mes petites copines étaient toutes pimpantes dans leur belle robe du dimanche. Ce jour-là, je croisais les doigts pour qu’elles ne me voient pas quand nous traversions le bourg où nous habitions. Juchée tout en haut de la remorque chargée de paille, je me cachais et je les épiais, je les enviais. "

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